Introduction
L’introduction au Discours sur les armes et les lettres est l’angoissante question posée à Zoraida : est-elle baptisée ou non ? Car cela détermine non pas si elle ira au paradis, mais plutôt à quelle arme ses enfants — si elle en a — seront voués.
Et tout comme la question du baptême de Zoraida constitue l’introduction du discours, sa suite et son épilogue se trouvent dans le récit du captif. Cervantès dispose de deux précédents théâtraux pour cette histoire du captif à Alger : le premier, Les bains d’Alger, un recueil de lieux communs considéré comme une œuvre créée pour récolter des fonds en faveur des captifs, en émouvant ou influençant le public ; et un second, Les traités d’Alger, une pièce bien plus complexe et subtile où, lors des représentations, un drap blanc est montré au public depuis les fenêtres sur scène — bien qu’il ne soit jamais nommé par son terme militaire propre, « drapeau blanc », terme des armes.
Dans le récit du captif, après nous avoir présenté divers cas — très marquants et très réalistes — de « mauvais » et de « bons » renégats, Cervantès introduit le « drapeau blanc de la paix » au moment crucial de la rencontre et du lien entre deux êtres — futurs amants — issus de camps irréconciliables et incommunicables.
Le drapeau blanc, puisqu’il ne peut être celui des Lettres, devient l’alternative aux Armes — la possibilité de leur opposition, de leur anticipation, de l’arrêt de la violence ; car dès lors qu’un drapeau blanc est levé, toute violence devient illégitime, comme nous le dictent notre nature, notre intelligence et notre logique. Un jour, il sera le chemin vers le désarmement, ce qui revient à dire : vers l’unité humaine. En effet, l’inclusivité — cette décision partagée qu’est la paix — non seulement rend toute violence illégitime, mais également toute intention de nuire, comme en témoigne le fait que cette dernière doive être dissimulée. Ainsi, finalement, les fictions par lesquelles les Lettres servent à cacher l’arme disparaîtront elles aussi comme fumée après l’extinction du feu.
Seule une pensée réaliste comprend que le sens irréductible de l’arme est la soumission ou la mort, et que le drapeau blanc ne fait que nier la violence. En revanche, dans le cadre de l’idéalisme ou de la confession — qui sont tous deux conséquences de l’arme et en dépendent — il n’existe pas d’autre option que l’attaque et l’agression, et, par conséquent, le drapeau blanc est inévitablement interprété comme un signe de reddition ou de soumission.
C’est pourquoi la vision du drapeau blanc comme reddition ou soumission est contredite par son apparition dans la Deuxième Partie, dans le célèbre chapitre des Lions, le chapitre XVII, intitulé : « Où est déclaré le point ultime et extrême auquel est parvenu — et pouvait parvenir — le courage inouï de Don Quichotte, avec l’aventure des lions heureusement conclue. »
Cette aventure, tout aussi incomprise qu’elle soit, reste paradoxalement l’un des grands fondements de sens du livre. Un bon nombre d’érudits, suivant la voie ouverte par leur maître Menéndez Pidal, prennent Don Quichotte au mot, même s’il est plus que jamais dans l’illusion lorsqu’il déclare :
« Que penses-tu de cela, Sancho ? dit Don Quichotte. Y a-t-il des enchantements capables de prévaloir sur le vrai courage ? Les enchanteurs peuvent bien me priver de fortune, mais l’effort et l’esprit — jamais ils ne me les prendront. »
Paroles creuses, répulsives et ignorantes du fait que son enchanteur-auteur est plus que jamais de son côté. Car la mise en scène — c’est-à-dire l’invraisemblable force du hasard réunissant les éléments et facteurs nécessaires à la réalisation de l’événement souhaité, en l’occurrence, l’aventure des caillés — n’est ni une simple plaisanterie ni une anecdote isolée. Grâce à elle, Don Quichotte est aspergé de petit-lait, ce qui rend crédible le fait que le lion ne le dévore pas.
Mais cela sert aussi à l’auteur pour faire apparaître le tissu blanc — l’objet nécessaire à la conclusion de l’aventure déjà préfigurée dans le chapitre précédent comme « celle du chariot aux drapeaux ». C’est la simple vue, au loin, du « chariot aux drapeaux » qui pousse Don Quichotte à réclamer d’urgence ses armes, persuadé que les drapeaux colorés annoncent une opportunité d’héroïsme. Et déjà au chapitre XVII (relisez le titre), à son approche, on mentionne à nouveau le « chariot aux drapeaux », un total de quatre fois. D’abord dans un dialogue avec l’homme en vert, puis dans un autre avec le conducteur du chariot, jusqu’au moment où, après que le lion a ignoré Don Quichotte et qu’il demande au gardien de refermer la cage :
Le gardien obéit, et Don Quichotte, plaçant au bout de sa lance le tissu avec lequel il s’était essuyé le visage des éclaboussures de caillé, commença à appeler ceux qui fuyaient encore et se retournaient à chaque pas, tous groupés autour du gentilhomme. Mais lorsque Sancho aperçut le signe du tissu blanc, il dit :
« Qu’on me tue si mon maître n’a pas vaincu les bêtes féroces, car il nous appelle. »
Nous avons dit plus haut que seul un esprit réaliste ne voit pas dans le drapeau blanc une reddition — et voici que nous montrons qu’il représente précisément une victoire, comme dans le cas de Don Quichotte. Si nous interrompons unilatéralement la violence ou la volonté de nuire, sans accord avec l’autre partie ou les autres parties, cette cessation unilatérale équivaut dans ses effets à une défaite : la perte de capacité compétitive et, par conséquent, la soumission, la dépossession de liberté ou d’autonomie, et la privation même de la capacité à proposer, à parler.
Alors que le drapeau blanc demande précisément la cessation des armes pour pouvoir proposer. Il peut effectivement signifier une reddition — mais ce n’est pas nécessairement toujours le cas, car il signifie sans doute la proposition, et donc il ne nécessite pas, ni ne permet même, d’action unilatérale préalable — sauf, logiquement, la proposition ou l’appel à cesser le mal ou la violence par les deux parties — ce que symbolise précisément le fait de hisser le drapeau blanc. Et le démantèlement ou l’élimination du mal — le désarmement — ne peut se faire que conjointement, universellement, tout comme Cervantès avait déjà perçu que la Terre était entièrement découverte. Car la reddition ou le désarmement unilatéral ne sont pas un véritable désarmement, et nous le savons ; ils servent encore l’arme, simplement une autre — sous un autre drapeau.
Analyse et commentaire sur le Discours
« À présent, il n’y a plus de raison de douter que cet art et cet exercice (des Armes) surpassent tous ceux que les hommes ont inventés, et il doit être tenu en plus haute estime d’autant plus qu’il est sujet à davantage de dangers. »
En effet, l’occupation et l’effort suprême de l’humanité, à toutes époques et en tous lieux, consistent à servir et développer l’arme. « Ici, nous devons encore avertir et souligner que l’intention de nuire, qui est déjà le mal lui-même, doit nécessairement être dissimulée ; nuire et prévenir sont contradictoires (4). » C’est pourquoi, quand la guerre éclate, il semble que les armes étaient déjà là, comme par hasard. Mais en réalité, ce que nous appelons période de paix est un cessez-le-feu ou une trêve durant laquelle l’effort le plus considérable est fait pour se réarmer et empêcher l’adversaire de le faire — tant et si bien que les guerres sont véritablement préventives : leur but est d’arrêter l’autre qui s’arme.
Le plus célèbre exemple historique — sans doute grâce à la rigueur et l’objectivité de son auteur — est la guerre du Péloponnèse, où Thucydide nous apprend qu’il n’y avait pas de conflit spécifique entre Athéniens et Spartiates. Les Athéniens, après le retrait des Perses à la suite des guerres médiques, utilisèrent leur flotte supérieure pour imposer de nouveaux tributaires d’Asie Mineure, acquérant ainsi un pouvoir qui inquiéta les Spartiates, chefs historiques des Grecs. Les Spartiates déclenchèrent donc la guerre pour maintenir leur suprématie, leur capacité de détruire progressivement les Athéniens — c’est-à-dire de saper leurs murs et contrôler leurs armes, troupes et ressources.
À nos yeux, nous voyons la tension actuelle entre les États-Unis et la Chine — non pas parce que la Chine a agi contre les États-Unis ; bien au contraire, elle les a grandement servis ces dernières décennies, leur procurant d’immenses bénéfices et, plus encore, jouant un rôle clé dans la défaite de l’Union soviétique. De plus, la Chine reconnaît volontiers et offre aux États-Unis le rôle d’arbitre mondial et de garant de la mondialisation. Mais la croissance économique chinoise, qui implique nécessairement son réarmement, est ce qui préoccupe les États-Unis — tout comme l’essor d’Athènes préoccupait Sparte. Et de la même façon, nous pouvons comprendre la guerre actuelle en Ukraine. L’Ukraine et la Russie n’ont pas de grief particulier, mais plutôt la tension inhérente à deux armes : l’Ukraine, située au sud et presque enchâssée dans la Russie, avec des liens historiques profonds, vise à rejoindre l’OTAN, l’organisation militaire américaine. C’était d’ailleurs la protestation officielle de la Russie lors de ses démarches diplomatiques précédant la guerre. Quand ses préoccupations sécuritaires n’ont pas été entendues, elle est passée à l’action préventive avant que sa position stratégique ne se détériore gravement.
Hélas, les États-Unis font face au même dilemme avec la Chine jour après jour, bien que la pandémie et la guerre en Ukraine aient ralenti ce processus. Mais objectivement, la situation est alarmante et bien connue de ceux qui comprennent le fonctionnement de l’arme sur elle-même, même si cela nous échappe souvent d’un point de vue humain et idéologique.
En raison de cette nature spécifique de l’arme — conçue pour nuire et donc cachée — nous devons penser et enquêter plus avant, utiliser notre intelligence, car ce savoir ne nous est pas transmis par les médias. Ainsi qu’il semble aujourd’hui que les armes soient juste « là » quand une guerre commence, nous savons à présent qu’autrefois véhicules, bateaux, avions, téléphone, fission nucléaire, internet et toute invention imaginable ont toujours eu d’abord un usage militaire : infliger le maximum de dégâts à l’adversaire. Avec le temps, ces technologies passent à un usage civil.
Nous observons également l’agencement des villes — le château en hauteur et les huttes en contrebas — ou la logique stratégique d’itinéraires et d’implantations, même si cela n’est pas perceptible au premier abord. Enfin, ce que nos yeux peuvent voir, c’est que l’arme représente la plus grande et la plus permanente concentration de ressources humaines et matérielles, constamment en alerte et en formation, même sans aucune perspective évidente ou probable de confrontation à l’horizon.
Et elle doit être tenue en estime d’autant plus grande que les dangers qu’elle affronte sont plus nombreux, car le but des armes ou de la guerre — tuer, ce qui « est une même chose » — entraîne presque inévitablement d’être blessé par celui qu’on veut tuer. Ainsi, c’est l’action la plus dangereuse qui soit, celle qui comporte le plus grand risque, ce qui nous indique que si, malgré tout, elle est pratiquée — et avec tant d’ardeur — c’est uniquement parce qu’elle est d’une importance capitale.
« À bas ceux qui prétendent que les lettres l’emportent sur les armes, car je leur dis — qu’ils soient qui ils veulent — qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Car la raison qu’ils avancent généralement, et sur laquelle ils s’appuient le plus, est que le travail de l’esprit dépasse celui du corps, et que les armes ne s’exercent qu’avec le corps, comme si leur usage ne nécessitait rien de plus que de la force brute. Ou comme si, dans ce que nous appelons les armes, ceux qui les pratiquent n’étaient pas engagés dans des actes de fermeté, qui exigent une grande compréhension pour être accomplis. Ou comme si l’esprit du guerrier responsable d’une armée ou de la défense d’une cité assiégée ne travaillait pas autant l’esprit que le corps. Sinon, qu’on demande si l’on peut, avec la seule force corporelle, percevoir et déduire l’intention de l’ennemi, ses desseins, stratagèmes, difficultés, et comment prévenir les maux redoutés ; tout cela relève de l’intellect, dans lequel le corps n’a aucune part. »
Ce qui vient d’abord à l’esprit, c’est que ceux qui pensent que les lettres ont l’avantage sur les armes sont des idéalistes — ceux qui croient que les idées déterminent la matière ou la réalité. Mais Cervantès nous rappelle sans cesse que le « Ciel » — c’est-à-dire le monde des idées — subit la force. Toutefois, ce n’est pas le propos de Don Quichotte ici : les armes ne sont pas seulement des objets, des engins ou des outils de mort — tels qu’épée, lance, bombe — ou de défense — comme un bouclier, un système anti-missile, des fortifications, etc. Le but de nuire et de se défendre constitue l’opération la plus spéculative de l’intelligence humaine. Et c’est pourquoi elle exige l’étude, le calcul, la comparaison, l’hypothèse — non seulement parce que c’est l’usage principal et l’effort de la science, mais parce que la science vise à obtenir la plus grande capacité de destruction possible, sur laquelle dépend la domination ou la subjugation — ou la vulnérabilité envers un autre.
Ainsi, l’arme, au-delà d’être un amoncellement de ressources destructrices, est l’art de les mettre en œuvre. Et cela signifie que la clé de la victoire ou de la défaite réside dans la connaissance et la compréhension de nos capacités et de celles de l’ennemi, comme le décrit Sunzi dans L’Art de la guerre (5). Il en découle — pas que nous allons toujours gagner — mais que cette connaissance nous indique ce qui doit être fait : entrer en combat uniquement lorsque nous sommes sûrs de la victoire, et l’éviter lorsque l’adversaire a l’avantage. Il en découle aussi que nous devons rester en mouvement, en calcul, et en quête constante d’alternatives jusqu’à ce que l’opportunité émerge, garantissant à chaque fois la victoire.
« Puisque, donc, les armes exigent l’intellect tout autant que les lettres, considérons maintenant lequel des deux esprits — de l’érudit ou du guerrier — travaille davantage. Cela se saura par la fin et le but auxquels chacun tend, car l’intention est d’autant plus estimable qu’elle vise un objectif plus noble. La fin et le but des lettres (et je ne parle pas ici des lettres divines, dont le but est de guider les âmes vers le ciel, objectif infini auquel rien d’autre ne peut se comparer — je parle des lettres humaines) est de soutenir la justice distributive et de rendre à chacun ce qui lui est dû. Une fin noble et élevée, digne de grand éloge, mais non autant que celle que poursuivent les armes, dont l’objectif ultime est la paix — le plus grand bien que les hommes puissent désirer en cette vie. »
Ici, Cervantès suit Aristote en évaluant la hiérarchie des choses selon leur fin. Il attribue aux Lettres le rôle de garantir la justice distributive au sein de l’État — la distribution (inégale) des biens. Mais ces biens sont d’abord détenus sous le contrôle exclusif et incontesté d’une arme, d’une unité armée ou d’un État — c’est-à-dire dans des conditions de subjugation, où il n’y a ni guerre ni conflit, car c’est l’arme qui soumet, dissuade ou assure la sécurité suffisante pour que ces biens puissent même exister (même s’ils sont privés).
« Et ainsi, la première bonne nouvelle jamais reçue par le monde et par l’humanité fut portée par les anges la nuit devenue notre jour, quand ils chantèrent dans les cieux : ‘Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur terre aux hommes de bonne volonté.’ Et la salutation que le plus grand maître du ciel et de la terre enseigna à ses disciples fut de dire, en entrant dans une maison : ‘Que la paix soit sur cette maison.’ Et à maintes autres reprises il dit : ‘Ma paix je vous donne, ma paix je vous laisse ; que la paix soit avec vous’ — comme un joyau et un don remis et laissé par une telle main, un joyau sans lequel aucun bien ne peut exister ni au ciel ni sur terre. Cette paix est la véritable fin de la guerre, car dire guerre, c’est dire armes. »
Ici, Cervantès fait référence à la religion chrétienne, à laquelle il doit sans aucun doute confesser et se soumettre. C’est pourquoi Amado Alonso avertit : « ne confondez pas ce qui est nécessaire avec ce qui est essentiel. » Toutefois, Cervantès n’a pas besoin de cette aide — son ton est ironique. Il est particulièrement frappant et curieux que quelqu’un apporte la paix dans la maison d’un autre, ce qui renvoie à sa nature impérialiste et expansionniste. D’autant plus quand nous trouvons l’expression « paix sur terre et dans les cieux », sans laquelle aucun bien n’est possible. Car, selon Cervantès, le « ciel » (le monde des idées ou des idéaux) subit la force.
Concernant la lecture contre‑réformiste du Quichotte — populaire sous le régime franquiste — et, en général, les interprétations du roman, je recommande vivement au lecteur aimable mon ouvrage El realismo ejemplar del Quijote, disponible également sur Academia.edu. (7)
Pourquoi y a-t-il la guerre ?
Comment expliquer que les humains recourent à la destruction mutuelle pour résoudre leurs désaccords, au lieu de choisir une solution moins dommageable pour les deux camps et pour tous ? La guerre serait-elle due à la méchanceté humaine, comme on l’affirme souvent, en plus de son irrationalité inévitable ? Non. La guerre est parfaitement rationnelle et compréhensible. Cervantès nous le révèle de façon inédite et magistrale : « Dire armes, c’est dire guerre », car la signification de l’arme est la soumission — la perte d’autonomie, de liberté — ou la mort. Quelque chose d’aussi extrême qu’il est presque impensable, car cette soumission ne peut même pas être un choix.
Ainsi, il devient évident que la forme de l’arme chez les humains constitue la forme de base ou générique d’organisation humaine : l’unité armée ou l’État. Et le but du travail humain—
Que la fin de la guerre soit la paix est aussi un concept emprunté ; c’est la manière dont l’empire se justifie — l’empire étant le fondement de la paix et la source de la justice. Il fait la guerre pour restaurer l’ordre violé par sa propre victime, dont le crime principal est d’avoir mis en péril la suprématie impériale en s’armant ou en se défendant trop. Cela constitue, en effet, une violation de l’ordre international — qu’il soit exprimé dans le langage des Lettres (savoir), au nom de la charité chrétienne, de la démocratie, des droits de l’homme, ou autre.
Cette logique impériale s’aligne sur le concept aristotélicien de justice (6) décrit dans sa Éthique à Nicomaque : le but de la justice est de restaurer un ordre préexistant que quelqu’un a endommagé.
Admettant alors pour vrai que l’objectif de la guerre est la paix — et en cela, elle a un avantage sur les Lettres — examinons maintenant les privations endurées par l’homme de lettres et celles du soldat, pour voir lesquelles sont les plus grandes.
—Si nous commençons par l’étudiant, considérons sa pauvreté sous ses diverses formes… mais si nous comparons ses épreuves à celles du soldat, l’étudiant est nettement mieux loti, comme je vais l’expliquer…
—Si nous commençons par la pauvreté de l’étudiant, voyons si le soldat est plus riche. Et nous constaterons qu’il n’y a personne de plus pauvre que le soldat, pauvre jusque dans sa pauvreté même… Cependant, on pourrait rétorquer qu’il est plus facile de récompenser deux mille hommes de lettres que trente mille soldats, car les premiers peuvent recevoir des postes correspondant à leur métier, tandis que les seconds ne peuvent être récompensés que par la richesse même du seigneur qu’ils servent — et cette impossibilité ne fait que renforcer mon argument.<<
Que le lecteur en prenne note — peu de choses à ajouter. C’est un discours particulièrement précieux sur les Armes parce qu’il est rare : la guerre y est dépeinte sans glamour, sans fantaisie, sans séduction. Enfin, quelqu’un met par écrit un récit réaliste des souffrances de la guerre — récit qui ne sert certainement pas à encourager l’enrôlement.
Dans Don Quichotte, il y a deux Discours sur les Armes et les Lettres : celui-ci, et un autre dans la Deuxième Partie, où nos héros rencontrent un jeune homme en route pour la guerre. Don Quichotte lui dit que les soldats sont livrés à eux-mêmes, tout comme les esclaves affranchis ne le sont qu’à l’âge où ils sont inutiles, et qu’ils finissent par mourir seuls. Les deux discours pourraient bien s’inscrire dans la critique plus large de l’Idéalisme qui traverse l’œuvre de Cervantès.
Ce n’est pas étonnant que Cervantès se soit fait de nombreux ennemis — surtout parmi les Espagnols — car il insiste, en détail, que si la folie pousse Don Quichotte à la vocation militaire, dans la vie réelle c’est la nécessité qui pousse les hommes à s’enrôler. Cela est énoncé textuellement dans l’histoire du jeune homme de la Deuxième Partie, qui chante son récit. Il en va de même pour l’étudiant — représentant des Lettres — également contraint de défendre les intérêts d’autrui, intérêts probablement opposés aux siens. Les deux professions sont engendrées par la nécessité, née de la privation — privation orchestrée par la soi-disant « justice distributive », elle-même conséquence de l’existence de l’arme.
Les armes ne sont pas seulement la cause nécessaire de la propriété privée — fournissant la violence nécessaire à sa conservation — mais aussi la cause suffisante pour que rien ne puisse être détenu en commun. Les armes ne peuvent pas être partagées, et tout le reste doit servir une arme ou une autre. Telle est la véritable base de la propriété privée — et non un désir, une tendance ou une aspiration humaine quelconque, comme on le suppose souvent naïvement.
Mais laissons cela de côté, c’est un labyrinthe difficile à éviter, et revenons au débat sur la prééminence des armes face aux lettres, sujet toujours non résolu, au vu des arguments des deux parties. Parmi ceux que j’ai mentionnés, les Lettres affirment que sans elles les Armes ne pourraient subsister, car la guerre a ses lois et doit s’y conformer — et les lois relèvent du domaine des Lettres et des savants. Les Armes répondent que sans elles les lois ne peuvent être soutenues, car avec les armes on défend les républiques, on préserve les royaumes, on protège les cités, on sécurise les routes, on débarrasse les mers des pirates — et, enfin, sans armes, républiques, royaumes, monarchies, cités, routes terrestres ou maritimes sombreraient dans le chaos et la brutalité que la guerre engendre lorsqu’elle opère librement selon ses propres privilèges et forces.<<
L’identification des armes avec la guerre devient plus aiguë lorsque l’on réalise que la doctrine que Cervantès présente dans la suite de ce Discours s’articule essentiellement autour du si vis pacem, para bellum : si tu veux la paix, prépare la guerre. Autrement dit : arme-toi. Et si tu veux la guerre ? Arme-toi encore davantage. Dans les deux cas, planifie, conspire, calcule, recherche — découvre comment infliger le maximum de dégâts — car tel est le but des armes et de leur « amélioration » continuelle.
Cervantès explique maintenant que c’est ainsi que la « violence légitime » (la nôtre, bien sûr) peut se défendre contre la « violence illégitime » — bandits, pirates, etc. Mais selon la même logique, si les pirates sont soutenus par le Grand Turc et prennent des villes en Afrique du Nord en son nom, ou si les corsaires anglais sont soutenus par la couronne anglaise, ou si les « terroristes » d’aujourd’hui de l’État islamique ou d’Al-Qaïda sont soutenus par quelque État — eux aussi possèdent une forme de « violence légitime » de leur point de vue.
Au final, nous sommes toutes et tous des organisations armées — les nôtres qualifiées de « légitimes » ou du moins « bonnes », les autres de « mauvaises ».
Il n’est donc pas surprenant que les guerres soient si cruelles et génèrent une haine si brutale — comme nous en sommes témoins chaque jour — car ce n’est qu’en temps de guerre que les deux camps sont libres. La paix, comme les deux parties le savent et le pressentent, n’est que la nouvelle oppression nécessaire d’un sur l’autre. Et le camp qui perd deviendra « illégitime » et sera désarmé, même si les armes continueront d’agir lorsque la guerre se termine — simplement désormais entre les mains d’un seul camp, imposant la privation par ce que Cervantès appelle la « justice distributive ». L’ordre de la paix, ou justice distributive, de même que celui de l’idéologie et de l’interprétation de l’histoire, est le résultat de la guerre précédente, où un camp a été finalement disposé de ses armes.
Ainsi, la fin de la guerre est la paix, oui — mais une paix comprise comme soumission. Comme le dit Clausewitz, la guerre — indépendamment du conflit politique ou matériel spécifique — vise toujours un seul objectif : désarmer l’ennemi. Car une fois désarmé, l’ennemi est à ta merci et se soumettra à tes exigences sur n’importe quel sujet — ou mieux encore, satisfera tes souhaits entièrement : retraite, réparations, compensation, etc.
Même le conflit sur le contrôle territorial est inutile, car l’existence même des armes est toujours une source de contradiction — tant à l’extérieur, car elle oblige les autres à s’armer, qu’à l’intérieur — puisque notre association nécessaire en tant que force armée organisée implique inégalité, spécifiquement hiérarchie, justice distributive, perte de liberté, subjugation et oppression ou violence. À ce stade, je rappelle la comparaison répétée par Cervantès entre tort et affront — où seul celui qui est armé peut causer un affront, faisant de l’offense le point de départ d’une guerre (éternelle) — et ainsi décrivant la condition humaine — tandis que cela ne découle pas d’un tort — puisque celui qui offense sans arme, le tort peut être résolu par compensation, consensus, arbitrage, etc., et donc disparaît.
L’idée ici est que l’ennemi agit exactement de la même manière — et non pour de meilleures raisons. C’est une ressource principale du Discours ; en se présentant comme un conflit entre Armes et Lettres, une réalité commune à tous les États, il permet un réalisme qui, au lieu de glorier nos armes ou de justifier nos faits d’armes, généralise l’impact de l’arme sur la condition humaine, rendant cette compréhension aussi valable pour un Espagnol ou un Chrétien que pour un Turc, un Protestant, ou un Chinois. Chacun, quel que soit son credo, se trouve dans cette condition où :
« À peine l’un est-il tombé, où il ne se relèvera jamais jusqu’à la fin du monde, qu’un autre prend sa place ; et s’il tombe lui aussi dans la mer, qui l’attend comme un ennemi, encore un et encore un suivent, sans même laisser de temps pour le temps de leur mort. »
Enfin :
« Béni soient ces âges d’or qui furent épargnés par la furie épouvantable de ces instruments diaboliquement belliqueux… des siècles passés. »
Seule une pensée réaliste, non dupe des illusions et déployant son plein potentiel critique, nous fait voir qu’une arme est toutes les armes — et que ceux qui prônent uniquement la suppression des armes nucléaires sont des imbéciles qui ne comprennent vraiment pas ce dont ils parlent. Mais de même, nous pouvons comprendre que proclamer toute violence illégitime — et donc arrêter l’effort de nuire, la recherche et le développement d’armes dès cet instant même — revient essentiellement à éliminer l’Arme elle-même, car cela signifierait que nous avons déjà conçu une alternative définitive.
Cervantès conclut le Discours en plaçant devant nos yeux l’image du développement maximal et inexorable de l’Arme, nous rappelant que les armes ont toujours constitué la production la plus grande de l’humanité en tous temps et lieux, tout en les dépouillant de l’idéalisation dont elles font l’objet par le recours à l’héroïsme. Car l’artillerie — comme les bombardements, peut-être nucléaires — élimine cette possibilité en employant des armes de plus en plus sophistiquées qui tuent à distance. Cervantès a décrit une réalité qui n’est ni en mutation ni dialectique, mais une folie dans laquelle l’humanité est plongée — folie qui rend la puérilité de Don Quichotte insignifiante.
Ceux qui continuent aujourd’hui de présenter Don Quichotte comme un héros devraient se voir demander de l’actualiser à notre époque, afin que nous puissions en retrouver sa forme véritable et le percevoir comme Cervantès l’entendait — ce qui signifierait le voir dans la rue armé d’une mitrailleuse, d’une bandoulière de grenades, et d’autres équipements offensifs et défensifs, suffisamment pour que les gens traversent la rue pour l’éviter.
Une fois que nous comprenons que toutes les personnes — quels que soient les armes auxquelles elles sont soumises — subissent la même punition de la guerre et du service des armes, militants dans le domaine des Lettres et des Armes, la seule manière d’éliminer l’Arme, abolir la justice distributive, et permettre la justice naturelle est par l’unité humaine. Car la prise de décision inclusive empêche et dissuade l’intention de nuire. C’est pourquoi nous appelons à l’unité humaine — mais non par les Lettres, plutôt en levant le drapeau blanc.
Épilogue
Nier les Lettres et n’offrir que le drapeau blanc comme moyen de paix contre les armes ne signifie pas exactement se taire ; par conséquent, je souhaite ajouter ici un texte récemment composé qui n’apparaît pas dans l’article publié dans le livre collectif, mais qui l’explique et l’illustre :
(L’existence de) l’arme n’admet que la hiérarchie, et la paix est soumission ; elle nie l’humanité et la liberté, non seulement dans l’État mais dans le système mondial. Pour cette raison, l’Espagne, comme presque tous les pays, manque de souveraineté, est au service de ses supérieurs hiérarchiques, les états les mieux armés, et agit à leur service, parfois contre ses propres intérêts, manipulée par divers mécanismes (économique, militaire, diffusion de l’information, etc.).
Mais surtout, à cause de l’arme, nous nous dirigeons vers une guerre terrible et terminale entre l’OTAN, au service des États-Unis au sommet de la hiérarchie, et la Russie et la Chine, qui la contestent.
Que avons-nous les uns avec les autres, nous avec les Russes ou les Chinois ? C’est là où l’arme nous mène — « ce qui sert à nuire », comme dit Mòzǐ, car elle opère selon sa propre logique et nous assujettit à elle. Mais notre salut c’est l’unité humaine, la décision inclusive.
Cependant, dès lors qu’avec l’unité humaine ou la décision inclusive s’ajoutent les Lettres, ou une caractéristique comme un système parlementaire mondial, un système démocratique, une confédération, une religion, il devient clair que ces gens ne comprennent pas l’arme, et que leur objectif d’unité n’est pas son élimination. Avec leur idéologie, ils maintiennent l’arme incarnée, la hiérarchie, et ne comprennent ni l’humanité ni la dynamique ou la dialectique de « ce qui sert à nuire » chez les humains, qui ne peut passer inaperçu (pour ceux qui souffrent de sa menace et son affront), et qui est la cause de notre division et de notre conflit. Ils imposent aux autres avec qui ils veulent s’unir une condition. Pourquoi, pour la paix, la coopération pour le bien commun et la renonciation au mal, les Chinois devraient-ils accepter la démocratie, ou les Musulmans le Christianisme ?
C’est pourquoi, lorsque les savants organiques — tous ceux qui servent l’État, qui sont presque 100 % — dissimulent l’ancien cosmopolitisme pour ne pas contredire l’État, ils appellent généralement sages cosmopolites les « utilitaristes » ou « conséquentialistes » (cas comme Mòzǐ, Cicéron, Panétius, etc.), puisqu’ils s’intéressent au bien commun et aux objectifs pour celui-ci, et non aux idéologies, droits ou systèmes de pouvoir qui expriment/cachent l’arme. Ces savants ne comprennent même pas que cet « utilitarisme » est une conséquence de leur cosmopolitisme qui repudie les Lettres dans le sens du discours de Don Quichotte.
Tout comme Mòzǐ dit que la partialité est la cause du mal et l’universalité la source du bien, ce sont les cosmopolites qui ont développé le concept de dignité humaine, d’égalité entre les êtres humains sans discrimination, puisque nous sommes tous la maison du logos, leur rejet de l’esclavage, l’égalité des genres… Pourtant, personne ne le sait, et la vaste majorité l’attribue au Christianisme, à la religion, mais la religion ne « représente » que cela ; son origine est le cosmopolitisme, et, au contraire, la religion, ainsi révélée et non naturelle comme le logos, rend les gens dépendants de l’Église, qui opère aux côtés de l’État.
En effet, rechercher l’unité, vivre ensemble sans conditions, est la source de l’amour, l’amour universel qui nous fait comprendre que nous devons prendre soin les uns des autres, car nous avons tous besoin les uns des autres (pour le désarmement). C’est pourquoi pour Mòzǐ l’amour est une conséquence de (cette disposition à) l’universalité — et non de la volonté, qui ne peut rien contre un monde partial, où nous sommes forcés à nous nuire les uns aux autres. Et aujourd’hui cette universalité n’est pas une illusion ; c’est une réalité et un guide vers la rencontre, une véritable force, une connaissance supérieure partagée, qui donne la joie, répand l’amour, et est la gloire de la Terre.
[1] Cervantès, Miguel de, La grande Sultane. L’histoire de Doña Catalina de Oviedo, qui, à la différence de Zoraida, reste chrétienne à Constantinople. Troisième œuvre de Cervantès située dans un pays musulman.
[2] CERVANTÈS, Miguel de, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Madrid, 1604.
[3] Dans le dialogue qui suit l’épisode des lions et celui du Chevalier au Manteau Vert, Don Quichotte, comme à son habitude lors d’actes de bravoure, attribue son caractère à la flatterie envers les puissants. Il conclut : bravoure, certes, mais au service de la cause humaine.
[4] Il s’agit ici de la clé d’une signification possible réelle de La paix perpétuelle de Kant.
[5] SUNZI, L’art de la guerre, Madrid, Pliegos de Oriente (Trotta), 2017.
[6] Aristote, comme Confucius, distingue deux types de justice : celle générée par l’État (justice distributive ou inégalitaire des droits et des biens) et la justice naturelle ou équité, qui ne nécessite donc pas les Lettres comme le fait la justice de l’État. Elle repose sur notre capacité à nous mettre à la place d’autrui et à le traiter comme nous aimerions être traités.
[7] HERRANZ MARTÍN, Manuel, Le réalisme exemplaire du Quichotte, EAE, 2019.